Propos recueillis par Pascal Dro – Photos Lionel Froissart
Je n’ai jamais été ni « pro » Senna, ni « pro » Prost. À cette époque, bien trop occupé par mes autos, mes courses et mes budgets, je n’avais ni la tête, ni le goût pour vénérer qui que ce soit. Jeunesse… Bien sûr, Senna était incroyablement brillant au volant. Mais je n’arrivais pas à en faire un dieu vivant. Au risque de choquer, je trouvais son pilotage exagérément brutal et son cha- risme très étudié, presque artificiel et bien moins efficace dans le paddock que celui de Prost ou de Piquet, par exemple. Bref, ses tours de qualification étaient extraordinaires, mais son côté écorché, à fleur de peau, me fatiguait un peu. Ceci dit, je n’ai jamais remis en question sa pointe de vitesse unique.
Bien plus tard, Lionel Froissart et moi avons sillonné le globe pendant une douzaine d’années, suivant les Grands Prix et séances d’essais, prenant parfois les mêmes avions, sans… pratiquement jamais nous adresser la parole. Les seules fois où nous nous croisions, c’était sur les bords des pistes, pendant les essais. Longtemps, nous étions les seuls journalistes de la presse écrite à aller voir les autos passer « pour de vrai » dans les virages et sur les freinages. Et je ne suis pas certain qu’il y en ait beaucoup plus aujourd’hui… Qu’importe, c’est là où nous nous voyions, que nous nous faisions un petit signe, que nous partagions le goût de la photo au Leica, des montres anciennes et du talent des grands pilotes en live. Ensuite ? Plus rien. Jusqu’à ces récentes aventures d’Autosport en France et de Grand Prix où nous nous sommes retrouvés. La pudeur de Lionel n’a d’égale que la taille de sa passion et sa discrétion. L’homme n’est pas bavard.Tant mieux. Il nous raconte ici Senna, ce géant qui n’était pas bavard non plus, et ses photos, souvent inédites. Une véritable émo- tion, sur un sujet tant et tant rebattu.
Lionel, on a l’impression que tout le monde sait que tu étais proche de Senna. Mais comment l’as-tu rencontré ?
C’était aux championnats du monde de kart, au Mans, en 1978. Il s’ap- pelait alors Ayrton da Silva. J’étais « grouillot-laborantin-coursier » chez Auto Hebdo, né deux ans plus tôt.
Pourquoi avoir décidé d’aller voir cette course ?
J’essayais d’installer une rubrique karting dans le magazine même si le rédacteur en chef de l’époque, Étienne Moity, se foutait un peu de moi avec mes « fers à repasser ». J’avais motivé Bernard Asset, tout jeune photographe, et Philippe Anzemberger, l’auteur de la photo de cou- verture de Grand Prix #11 et fou de karting. Les grandes courses de kart, ce sont toujours des batailles étonnantes, des pilotes qui gran- dissent et d’autres qui sombrent, le tout en quelques manches et sur un week-end. Et, souvent, on retrouve les meilleurs – vainqueurs ou non – aux échelons supérieurs, jusqu’en Formule 1.
Qu’en était-il de Senna ?
Il était là, avec deux autres pilotes. À trois, ils formaient l’équipe du Brésil. Il portait son cuir noir et son casque jaune. Instantané- ment, il se démarquait par son style explosif et agressif, son attaque étonnante. Sans que personne ne l’attende là, il brillait. D’une cer- taine manière, on ne voyait que lui. Je suis donc allé voir cela de plus près ! Tu sais que je ne suis pas d’une nature très liante. Je ne vais pas vraiment spontanément vers les gens, je suis trop timide pour cela. Mais nous avons parlé, communiqué, avec nos anglais qui étaient alors balbutiants.
Et il n’a jamais gagné ce championnat du monde…
Exact. Il s’y est pourtant pris à quatre reprises, revenant jusqu’en 1982, à l’occasion du championnat du monde organisé à Kalmar, en Suède. Mais jamais il ne s’est imposé, se contentant de deux titres de dauphin. Il était vert ! En 1978, IAME, la plus puissante usine de kart de l’époque, dirigée par le rusé Bruno Grana, voulait se renfor- cer sur le marché nord-américain et c’est un Américain qui a gagné au Mans… Lake Speed (une victoire en 402 départs en Nascar, NDLR) l’a emporté cette année-là, avec les meilleurs moteurs. Ayrton s’est classé sixième.
Tu l’as revu ensuite sur toutes les grandes courses de kart en Europe ?
Pas toutes, non. Mais je suis toujours allé assister à la course des champions à Jesolo, près de Venise, qui avait lieu en même temps que le Grand Prix de Monaco. Entre Monaco F1 et cette épreuve de dingues en karting, je n’hésitais jamais. J’y ai vu des courses fantas- tiques, dont un duel homérique entre Senna et Terry Fullerton, son équipier chez DAP, le tout arbitré par Mike Wilson, six fois champion du monde. C’est ce qui m’a valu de n’assister à mon premier Grand Prix de Monaco F1 qu’à partir de 1983, et notamment en 1984 quand Senna y a débuté…
Pas toutes, non. Mais je suis toujours allé assister à la course des champions à Jesolo, près de Venise, qui avait lieu en même temps que le Grand Prix de Monaco. Entre Monaco F1 et cette épreuve de dingues en karting, je n’hésitais jamais. J’y ai vu des courses fantas- tiques, dont un duel homérique entre Senna et Terry Fullerton, son équipier chez DAP, le tout arbitré par Mike Wilson, six fois champion du monde. C’est ce qui m’a valu de n’assister à mon premier Grand Prix de Monaco F1 qu’à partir de 1983, et notamment en 1984 quand Senna y a débuté…
Par la suite, Ayrton est passé en Formule Ford. Tu l’as vu courir en Angleterre et en championnat d’Europe de Formule Ford 2000 ?
Non, je le voyais en kart, dont il disputait toujours les plus grandes courses, et donc le championnat du monde. Et je n’ai assisté qu’à quelques-unes de ses courses en Formule 3, en 1983. Je l’ai retrouvé en Formule 1, en 1984, chez Toleman, pour sa première saison. Après la Formule Ford, il était pourtant rentré au Brésil
sans disputer le fameux Formula Ford Festival.
sans disputer le fameux Formula Ford Festival.
Il disait que sa carrière s’achevait là. Son père Milton voulait le faire travailler dans l’entreprise familiale…
Oui, Milton avait été plusieurs fois sur le bord des pistes, en kart sur- tout. Mais il ne disait rien et restait en retrait. Tout le contraire des pères de pilotes d’aujourd’hui ! (rires) Et quand Ayrton est rentré au Brésil, à la fin de la saison 1981, sur ordre de Milton, il pensait que sa carrière s’arrêterait là. Il était malheureux comme les pierres. Mil- ton, qui est un dur, l’a vu. Il savait que son fils lui obéirait, mais il a alors mesuré son ambition et sa motivation. Son talent ? Milton le connaissait depuis belle lurette.
Il est malgré tout passé en Formule 3…
Il a d’abord disputé une saison de Formule Ford au niveau européen, en 1982, histoire de se familiariser avec d’autres circuits que ceux de la Grande-Bretagne et comme il a tout raflé à ce niveau, il est logiquement passé
à la Formule 3. Son père avait compris qu’il ne pourrait pas aller à l’encontre de la passion de son fils. Alors le clan Senna – il a adopté ce nom à peu près à cette période – s’est organisé, a cherché des sponsors et a de-
mandé à un homme de confiance de la famille, Armando Botelho Teixeira, de jouer le rôle de manager pour Ayrton. Là, fini de jouer. Les choses sérieuses ont commencé.
à la Formule 3. Son père avait compris qu’il ne pourrait pas aller à l’encontre de la passion de son fils. Alors le clan Senna – il a adopté ce nom à peu près à cette période – s’est organisé, a cherché des sponsors et a de-
mandé à un homme de confiance de la famille, Armando Botelho Teixeira, de jouer le rôle de manager pour Ayrton. Là, fini de jouer. Les choses sérieuses ont commencé.
Vous étiez restés en contact ?
Oui. Il n’y avait ni portables, ni e-mails, mais nous nous appelions de temps à autre. Pas très souvent, mais nous gardions le contact. En Grande-Bretagne, il est resté connecté avec le Brésil et d’autres pilotes brésiliens…
Oui, les Brésiliens sont extra pour ça.
Vraiment pas comme les Français. Quand Ayrton est arrivé en Grande-Bretagne, Chico Serra, champion de F3 en 1979, l’a aiguillé vers l’une des meilleures équipes en Formule Ford, Rushen Green. Senna a ensuite aidé Mauricio Gugelmin. Il a logé Mauricio et sa femme dans une grande maison qu’il louait à Esher. Il a joué de ses relations pour que Gugelmin intègre l’écurie Van Diemen d’usine. Il a ensuite gagné le championnat avant de passer en F3 chez… West Surrey Racing, l’équipe de Dick Bennett où Senna avait triomphé. Ensuite, Ayrton aida Barrichello qui, lui, s’occupa de Massa et ainsi de suite. Seul Piquet n’a jamais aidé de Brésiliens, ni personne d’ailleurs. C’est également le seul Carioca parmi tous ces Paulista. La différence est immense. Le fossé est aussi évident qu’entre un Parisien et un Marseillais…
Effectivement, c’est beau.
Quand Ayrton était petit, il a débuté en kart sur la piste d’Interla- gos attenante au circuit de F1. Il regardait les monoplaces par-dessus le mur tous les ans lors du Grand Prix. En 1973, c’est Emerson Fittipaldi qui s’y imposait avec sa Lotus 73 JPS. Ensuite, Milton et Ayrton sont allés le voir. Emerson lui a dit qu’il garderait un œil sur ses performances. Et quand il est arrivé en Grande-Bretagne, Emerson lui a ouvert toutes les portes utiles.
Lorsque Senna est arrivé en F1, il avait tout gagné en Formule Ford 1600 en Grande-Bretagne et en FF2000 en Europe, et remporté le championnat d’Angleterre de F3, qui était alors la référence. Il organisait déjà ses relations presse, ses communiqués, comme les pilotes d’aujourd’hui. Était-il un peu… enclin à se mettre en scène ?
Non, pas du tout. Il était timide, réservé et pas très liant. Mais il était animé d’une certitude absolue : celle de parvenir en F1 pour y gagner. Et si Frank Williams fut le premier à accepter de lui faire tester l’une de ses voitures, il n’était pas en mesure de lui offrir un contrat de titulaire pour 1984. Ron Dennis lui en a proposé un, mais avec des essais en 1984 et un volant pour 1985. Senna a refusé : il voulait courir et gagner. Quitte à débuter chez Toleman, ce qu’il fit.
Tu as quitté la scène du karting pour suivre Senna ? Comment t’es-tu retrouvé en Formule 1 ?
J’avais même quitté Auto Heb- do, carrément ! Mais pas pour suivre Senna. Un autre pilote, François Hesnault, débutait en F1 cette année-là chez Ligier. Il avait couru avec la même Ralt RT3 que Senna, mais en cham- pionnat de France, en 1983. Il passait en F1 chez Ligier et m’avait demandé de le suivre, de l’aider un peu, sur les pre- miers Grands Prix. François, dont j’étais assez proche, est un mec génial, qui a trop vite disparu de la circulation, malheureusement. En 1985, il a eu un énorme accident lors d’essais au Paul-Ricard avec la Brabham – exactement le même que celui qui coûtera la vie à Elio De Angelis un an plus tard – et Pierre Hesnault, le patriarche, a dit stop, on arrête les conneries. Mais ça, c’est une autre histoire. Bref, je me suis ainsi retrouvé à Rio, sur le circuit de Jacarepagua pour les essais hivernaux, juste avant le coup d’envoi de la saison, dans un bel hôtel, au milieu des pilotes de Formule 1. Bien entendu, Ayrton était là, avec Toleman. C’est d’ailleurs à cette occa- sion qu’il a approché Gérard Ducarouge, qu’il avait en haute estime. Il observait et connaissait très bien ce qui se passait en F1.
La légende affirme que, dès Monaco, en cette année 1984, Senna aurait dû s’imposer. J’ai toujours eu du mal à y croire… Comment vois-tu la chose ?
Si l’on y regarde de plus près, il y avait Alain Prost qui n’avait pas dit son dernier mot et aurait pu rouler encore. Senna aurait-il pu le passer ? Il y avait aussi la Tyrrell de Stefan Bellof, qui était non conforme mais remontait plus vite que lui sur la tête de la course. Et, enfin, ses mécaniciens qui, bien plus tard, affirmèrent qu’il avait détruit ses triangles et trains sur les vibreurs de la Piscine et du Casino et que sa Toleman TG184 ne serait pas allée bien loin… Toleman a également dit qu’ils n’avaient pas fait le plein avant le départ, pariant sur une course plus courte pour cause de pluie attendue. On ne le saura donc jamais avec certitude. Et même si Bellof avait gagné ce jour-là, il aurait été déclassé plus tard en même temps que l’écurie. Le vrai « couillon » de l’affaire – l’arrêt de la course –, c’est quand même Alain Prost. Cette année-là, il perd le titre pour un demi-point, n’ayant marqué que 4,5 points pour sa victoire à Monaco. À coup sûr, il aurait préféré les 6 points d’une course complète.
Si l’on y regarde de plus près, il y avait Alain Prost qui n’avait pas dit son dernier mot et aurait pu rouler encore. Senna aurait-il pu le passer ? Il y avait aussi la Tyrrell de Stefan Bellof, qui était non conforme mais remontait plus vite que lui sur la tête de la course. Et, enfin, ses mécaniciens qui, bien plus tard, affirmèrent qu’il avait détruit ses triangles et trains sur les vibreurs de la Piscine et du Casino et que sa Toleman TG184 ne serait pas allée bien loin… Toleman a également dit qu’ils n’avaient pas fait le plein avant le départ, pariant sur une course plus courte pour cause de pluie attendue. On ne le saura donc jamais avec certitude. Et même si Bellof avait gagné ce jour-là, il aurait été déclassé plus tard en même temps que l’écurie. Le vrai « couillon » de l’affaire – l’arrêt de la course –, c’est quand même Alain Prost. Cette année-là, il perd le titre pour un demi-point, n’ayant marqué que 4,5 points pour sa victoire à Monaco. À coup sûr, il aurait préféré les 6 points d’une course complète.
Ayrton commençait alors à cultiver son côté « lointain », inaccessible…
Il était surtout à 100 % concentré sur la course et la victoire. Il se disait – comme Michael Schumacher – qu’il ne fallait pas laisser les ondes parasites brouiller sa concentration. Il devenait inaccessible et ne parlait en course que de sa voiture.
Cela paraissait parfois artificiel, travaillé. Un peu dans le registre de la pose, de la posture… Les longs « blancs » entre la question et la réponse, c’était étrange.
Je crois sincèrement qu’il était ainsi. Il cherchait à répondre avec jus- tesse et précision. Je ne crois pas qu’il posait. Mais il avait effectivement ce genre d’aura qui le précédait dans les conférences de presse, lors de ses interviews. C’était assez unique. Il y avait aussi son extrême sensibilité qui lui conférait une apparence parfois fragile qui devait ajouter un peu à sa différence. Il ne ressemblait en rien, en apparence, à ses adversaires de l’époque. Les gros atta- quants, façon Mansell, Piquet, etc.
Et pourtant, au volant, c’était un forcené !
Oui, comme disait Frank Williams, il était aussi brillant et agréable en dehors de sa voiture qu’il était impitoyable au volant. Il devait gagner, tout comprendre et tout maîtriser. C’était une obligation qu’il s’imposait et pour laquelle il se préparait mentalement.
À Monaco, il y eut aussi cette sortie de piste, tout seul, en 1988.
Oui, c’est précisément un instant où il a laissé son environnement interférer avec sa concentration. Dans la mémoire des gens, c’est une faute commise par Senna. Et c’est vrai : c’est lui qui a mis la McLaren dans le rail. Mais, en course, les choses étaient un peu plus compliquées. Ayrton avait plus de 50 secondes d’avance sur
Prost. Puis Ron Dennis lui indique par ra- dio que Prost a enfin passé Berger et remonte. Ayrton, troublé par ce message, touche une première fois au Casino alors qu’il vient de se remettre à attaquer et sort au Portier, quatre virages plus loin. Alors que même si Prost avait réussi à opérer la jonction – ce qui est peu probable –, jamais il n’aurait réussi à le dépasser pour gagner.
Prost. Puis Ron Dennis lui indique par ra- dio que Prost a enfin passé Berger et remonte. Ayrton, troublé par ce message, touche une première fois au Casino alors qu’il vient de se remettre à attaquer et sort au Portier, quatre virages plus loin. Alors que même si Prost avait réussi à opérer la jonction – ce qui est peu probable –, jamais il n’aurait réussi à le dépasser pour gagner.
Il s’en est suivi un drame, non ?
Quand Senna a quitté sa McLaren accidentée, je l’ai appelé chez lui, me doutant qu’il avait rejoint à pied son appartement du Hous- ton Palace et il m’a répondu. Il a été très bref : « It’s my mistake ». Il s’en voulait et était fou de rage de s’être laissé allé à une telle erreur et surtout d’avoir laissé quelqu’un – Ron Dennis en l’occurrence – percer sa bulle de concentration. Ensuite, il n’a plus répondu à per- sonne. Et surtout pas à Ron Dennis. Sans cela, il en serait à sept vic-toires à Monaco. Ça pose un homme, non ?
Les relations avec Ron Dennis étaient spéciales ?
Ayrton aimait tout savoir, tout comprendre, jusque dans les moindres détails. Ses contrats étaient longs, complexes, détaillés. Et il épluchait tout. Il était certain de sa valeur et très dur en affaires. Il est le premier à avoir réussi à faire signer à McLaren un contrat à la course. Et à un million de dollars par épreuve ! Ce qui, en 1993, était déjà une belle somme.
Il avait le goût de l’argent ?
Pas vraiment. Il était toujours mal habillé, avec ses chaussettes blanches et ses vieilles fringues. Tout le contraire d’Alain, en quelque sorte. Il avait ses jouets, ses avions radiocommandés, son jet, son hé- lico, des voitures de service dont une Honda NSX, quelques trucs, mais pas de goûts de luxe. En revanche, il jouissait d’une maison fa- buleuse à Angra dos Reis et s’était fait construire une ferme modèle à 100 km de São Paulo dont il n’a hélas pas beaucoup profité. Sa fa- mille était aisée, mais la valeur du travail était centrale dans l’éducation d’Ayrton, de son frère et de sa sœur. L’argent qu’il gagnait ou qu’il exigeait, c’était pour lui le miroir de sa va- leur et de son travail, de son implica- tion. Et dans ses négociations, il ne rigolait pas du tout !
C’était un dur ?
Oui, dans la course, dans cet univers de politique et d’embrouilles, de combats acharnés. Mais, en privé, il était drôle et prenait parfois la vie du bon côté. Je me souviens d’histoires de nanas et de bla- gues potaches peu racontables.
Tu as évoqué son charme, l’attraction qu’il suscitait… Tu parlais d’une sorte d’aura.
Oui, je ne sais comment appeler cela. D’autres pilotes ont du charme, sont chaleureux ou drôles. Senna, c’était l’inverse. Il créait une distance, je pense tout à fait malgré lui. Il y avait une sorte de respect qui s’imposait en sa présence. Il n’était pas question, même pour un pote ou un proche, de lui ta- per sur l’épaule. Il n’aurait pas suppor- té ce genre de familiarité. Même en privé, il était ainsi, très réfléchi, mais parfois très drôle aussi. J’adorais son rire car il était rare et sincère.
Tu le voyais en dehors des Grands Prix de Formule 1 ?
Nous ne nous appelions pas tous les jours, il avait une autre vie, ail- leurs et dans d’autres sphères que celles du grouillot que je suis. Mais je suis allé plusieurs fois chez lui, à Monaco, au Portugal et au Brésil. Il m’invitait là-bas, on parlait longuement. C’était devenu une sorte de tradition, nous faisions un long entretien, en début et en fin de saison, tous les ans. Je parle de plusieurs heures, à évoquer la saison écoulée et celle à venir. Rien à voir avec les pseudo interviews avec des attachés de presse, en dix minutes chrono, à dix journalistes, d’aujourd’hui.
Tu ne passais pas des heures à attendre, à supplier les vedettes…
Enfin… Une fois, à Magny-Cours, Honda m’avait gentiment prêté une NSX et je devais voir Ayrton après les essais, dans l’après-midi. Je lui avais demandé de me faire faire un tour du circuit avec la NSX. À l’instant convenu, il était accaparé par un briefing qui s’éternisait, puis par d’autres gens. Et moi, devant son motor-home, je poireautais, je poireautais… Après un temps respectable, je me suis approché en lui secouant les clés, façon « gling, gling », tu vois ? Il les a prises, on a filé vers la NSX, il a pris le volant, a éteint la radio et déconnecté l’antipatinage. Bien sûr, quand on s’appelle Senna, la porte de la piste s’ouvre sans la moindre demande et c’était parti. Pas de temps de chauffe, à fond ! Le volant dans tous les sens, la voiture aussi, et avant même la fin du tour de lancement, elle fumait de partout et il n’y avait plus de freins…
Source: http://autosport-france.com/la-legende-senna-par-lionel-froissard/